L’histoire culinaire lyonnaise  31/01/2020

De la restauration d'un pied humide à la légion d'honneur : l'étonnant parcours de la mère Bizolon

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Elle n’est pas la plus renommée des mères lyonnaises aujourd’hui, malgré une notoriété incroyable à l’époque, mais elle fait sans nulle doute partie des plus sympathiques et des plus appréciées. La mère Bizolon était en effet surnommée “la maman des poilus”, mettant sa cuisine au service des soldats de passage à Perrache d’abord dans un comptoir de fortune, puis dans un petit restaurant. Portrait d’une figure des bouchons lyonnais.

Avant le restaurant, une cuisine de bouchon pour les poilus à Lyon

Rien ne la prédestinait plus que ça à devenir la Madelon des soldats en transit à la gare de Perrache… Et pourtant, Clotilde Bizolon en a entendu, des poilus, chanter en son honneur dès 1914 :

“Quand Madelon vient nous servir à boire 
Sous la tonnelle on frôle son jupon 
Et chacun lui raconte une histoire 
Une histoire à sa façon…”

Il faut dire qu’elle soignait, à sa manière, l’âme et le ventre des éreintés de la guerre au Déjeuner du soldat, un petit pied humide créé de planches de bois juchées sur six tonneaux… C’est lorsque son fils Georges est mobilisé et appelé à la guerre qu’il lui vient cette idée de soutenir les soldats avec ce qu’elle sait faire : la cuisine. Dans sa petite buvette improvisée, cette veuve d’un petit cordonnier sert gratuitement du café, du vin, du saucisson ou du bouillon aux poilus qui se pressent à Perrache en se rendant au front. “Dès le 11 août 1914, à 3 heures du matin, elle quitte son domicile, poussant une brouette sur laquelle se trouvent des arrosoirs contenant du café et du chocolat”, relate le vieux témoignage d’un camarade de l’Archevêque de Paris. “Elle s’installe sur un quai de la gare et distribue ses provisions aux soldats que les trains, presque sans arrêt, amènent sous le vaste hall.”

Un mari décédé, un fils tué au front… la veuve Bizolon se consacre aux poilus… et à la restauration !

Mais son fiston est tué à 24 ans seulement, au cours d’une funeste année 1915… La veuve Bizolon, que le sort a si durement frappé, se dédie alors pleinement à ses nouveaux garçons : “La Guerre m’a pris mon fils unique ; désormais tous les soldats seront mes fils !” Son pied humide fait de bric et de broc devient une buvette en bois qu’elle se bat pour faire vivre en allant chercher fonds et financements. Comme le raconte un article local en 1917

“Sa tâche terminée, la brave dame Bizolon en entreprend une autre : celle d’aller quêter en ville pour son œuvre. Car l’excellente personne n’a pas de fortune ; nous l’avons dit, c’est une femme du peuple, mais une de ces femmes au cœur de mère, bonne, généreuse, sensible à la souffrance d’autrui, calme et forte dans l’accomplissement du devoir qu’elle s’est imposé, inspirée seulement par le souvenir de celui qu’elle adorait, de son cher fils qu’ils lui ont tué là-bas !”

Bizolon, un nom qui dépasse les frontières

Ces années de guerre ne démentent pas le succès de la mère Bizolon… et sa légende ! Car l’histoire de cette veuve éplorée qui consacre sa vie aux poilus et aux plus démunis, dont l’énorme cafetière turbine dès trois heures du matin, dépasse les frontières lyonnaises. Les soldats se retrouvent de plus en plus nombreux à déguster sa soupe à l’oignon et ses assiettes de charcuterie ; les journalistes rappliquent pour raconter son histoire (elle figure d’ailleurs sur plétore de cartes postales d’époque) ; John Jacob Hoff, un riche Américain, lui multiplie ses dons… et tout le monde sait qu’à Lyon, à deux pas de Perrache, une cheminée bancale crache au-dessus d’un toit de zinc les effluves réconfortantes de la cuisine de la mère Bizolon.

Une cuisinière lyonnaise dont l’action hors de son restaurant est reconnu par la nation

A la fin de la guerre, la mère Bizolon transforme la cordonnerie de feu son mari en bouchon lyonnais. Un restaurant qui deviendra le quartier général des soldats démobilisés ! Mais, plus que de cuisine, sa vie est faite de don de soi et la mère Bizolon continue donc à penser aux autres plus qu’à s’occuper d’elle : elle s’investit dans des oeuvres de charité, prend soin des orphelins et des bambins du quartier, consacre du temps aux personnes âgées… Au point qu’en plus de devenir une célébrité entre Rhône et Saône, notre veuve lyonnaise reçoit les honneurs de la nation : Edouard Herriot, Maire de Lyon et président du Conseil des Ministres la décore de la Légion d’Honneur en 1925.

Une figure médiatique de la restauration à Lyon

Et c’est ainsi que la mère Bizolon, à l’opposé de son caractère altruiste et peu intéressé, devient l’une des premières mères lyonnaises médiatiques. Pas la meilleure cuisinière au panthéon de ces figures de la restauration lyonnaise, mais la plus connue et reconnue par son action comme par son dévouement. Comme le raconte Bernard Boucheix dans un ouvrage qu’il lui a consacré et où il aborde la question des bouchons et des guinguettes locales :

Sur le mode des “bars à vin” actuels, certains bouchons ont davantage évolué vers la formule “restaurant” que “bar”. La patronne était la figure emblématique de ces lieux mythiques. […] Tous ces modestes propriétaires de bars ou tenanciers de guinguettes et de buvettes n’ont laissé que peu de trace ; seule, la mère Bizolon, pour service rendu à la nation, rayonne encore par son aura qui n’a plus d’emprise sur le temps, la consacrant comme “Patronne des bouchons lyonnais”.

Lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale, Clotilde Bizolon, qui avait pris sa retraite de son petit bouchon, remonte son fameux pied humide. Si sa buvette vit désormais sans problème de sa popularité et de sa notoriété, c’est l’âge et le passage des ans qui constituent son défi quotidien… Défi qu’elle relève malgré tout, à 69 ans passés, avec toujours la même attention maternelle pour ses bidasses.

Une fin tragique et incompréhensible

Et c’est donc dans une incompréhension terrible qu’elle se trouve agressée chez elle le 29 février 1940… avant de décéder quelques jours plus tard des suites de ses blessures. Un drame non élucidé, même si un étonnant unijambiste cambrioleur, qui se suicidera après son arrestation, fait figure de suspect principal. Des obsèques en grande pompe – qu’elle n’aurait sûrement pas appréciées -, des hommages par dizaines, une foule impressionnante pour son enterrement à Saint-Martin d’Ainay, la présence de l’Archevêque de Lyon et d’Edouard Herriot…

C’est peut-être bien parce qu’elle représente exactement ce qu’on aime dans la cuisine que la mère Bizolon a tant fait l’unanimité : un bon repas, c’est aussi un moment partagé où un cuisinier donne comme Clotilde Bizolon donnait à ses poilus !

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